Voir différemment : la théorie des contraintes appliquée aux soins de santé

Alex Knight, MBA, CEng, et Ruth Vander Stelt, MD

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Devant l’augmentation des coûts en santé et la demande grandissante, la majorité des pays doivent relever le défi de fournir en temps opportun des soins de haute qualité  qui demeurent abordables. Pour améliorer la productivité, il faut adopter une nouvelle perspective : au lieu d’aborder la gestion des systèmes complexes en les décomposant en sous-éléments, il faut voir ces systèmes sous forme de chaîne d’activités où la performance est tributaire de quelques contraintes sous-jacentes. Cette approche, fondée sur la théorie des contraintes, se concentre sur l’amélioration continue obtenue grâce à des cycles rapides d’identification et de renforcement du maillon le plus faible de la chaîne.

 

Dans toute société, les soins de santé sont une nécessité fondamentale, mais ils ont un coût. Les dépenses totales de santé augmentent année après année, et le Canada affiche l’un des niveaux de dépenses par habitant les plus élevés au monde (Figure 1). Ainsi, les soins de santé représentent souvent un pourcentage important et croissant du produit intérieur brut (PIB) d’un pays (Figure 2). Cette croissance ne peut être attribuée simplement aux actions des dirigeants du système. Dans de nombreuses administrations, toutefois, il devient urgent de réaliser des percées rapides et durables pour améliorer la productivité, et d’énormes pressions incitent à la réduction des coûts, même dans les pays les plus prospères.

 

Les salaires des travailleurs cliniques de première ligne représentent le poste de dépenses le plus important dans la majorité des budgets en soins de santé. En outre, les professionnels de la santé, le constatent fréquemment, lorsque le personnel de première ligne subit une pression croissante, la qualité des soins en souffre et le nombre d’incidents catastrophiques augmente3. Top

Malheureusement, de nombreux pays sont coincés entre l’arbre et l’écorce. La réussite d’un système de soins de santé se mesure à sa capacité de fournir en temps opportun des soins de haute qualité aux patients, tout en demeurant abordable (Figure 3). À mesure que s’intensifient partout dans le monde les préoccupations relatives à la qualité des soins et aux listes d’attente, on peut comprendre qu’il soit tentant d’accroître les ressources de première ligne ou d’investir encore davantage dans des initiatives de stimulation de la productivité et de l’innovation. Des pressions égales incitent toutefois à réduire les ressources de première ligne pour garder les services abordables et à remettre en question la rapidité et le rendement produits par des investissements dans de nombreux efforts d’amélioration.

 

Il ne suffit pas de se ranger d’un côté ou de l’autre du conflit. La réduction des ressources de première ligne pourrait améliorer la stabilité financière à court terme, mais pourrait aussi porter atteinte à la qualité des soins ou pis encore, causer une défaillance catastrophique du système. Top

D’autre part, ajouter plus de ressources en période de contraintes budgétaires appelle à l’examen et à la remise en question. Essayer de faire des économies de bouts de chandelles sous prétexte d’un « équilibre entre la capacité et la demande » peut mener à des résultats négatifs inattendus, par exemple l’apparition de goulots d’étranglement « errants » à travers le système, qui deviennent un cauchemar à gérer et qui mettent en péril la qualité, la prestation en temps opportun et le coût des soins. Ce qu’il faut, ce n’est pas équilibrer la capacité, mais plutôt équilibrer les flux.

 

La théorie des contraintes

 

La théorie des contraintes (theory of constraints – TOC) a été formulée en 1984 par le physicien Eliyahu M. Goldratt4. Essentiellement, l’approche de la TOC vise à identifier les quelques secteurs qui influent sur la performance de l’ensemble d’un système, ce que M. Goldratt appelle des « contraintes ». Top

 

Notre réaction habituelle face à la complexité apparente du défi consiste à décomposer le système en plusieurs éléments et à tenter de maximiser la performance de chacun pour améliorer l’ensemble du système; mais cela ne fonctionne pas. Une optimisation locale ne mène presque jamais à une optimisation globale parce que les mesures locales ne tiennent pas compte de l’importance des contraintes ni de leurs liens avec le reste du système.

 

Il suffit plutôt, pour renforcer une chaîne, d’identifier et de renforcer son maillon le plus faible. Pour faire une percée en matière de performance, nous devons consacrer tous nos efforts à cerner et à éliminer les causes sous-jacentes d’une situation de rendement médiocre, plutôt que nous éparpiller sur ses multiples effets. Top

 

Pour améliorer la productivité, il faut adopter une nouvelle perspective : au lieu d’aborder la gestion des systèmes complexes en les décomposant en sous-éléments, il faut voir ces systèmes sous forme de chaîne d’activités où la performance est tributaire de quelques contraintes sous-jacentes. Cette approche, fondée sur la théorie des contraintes, se concentre sur l’amélioration continue obtenue grâce à des cycles rapides d’identification et de renforcement du maillon le plus faible de la chaîne

 

Ce changement de perspective — au lieu d’aborder la gestion des systèmes complexes en les décomposant en sous-éléments, les voir plutôt comme une chaîne d’activités où la performance du système est tributaire de quelques contraintes sous-jacentes — a des répercussions profondes sur tout effort d’amélioration. Plutôt que de se lancer dans une amélioration de grande envergure touchant tous les éléments du système, l’approche de la TOC est axée sur l’amélioration continue obtenue grâce à des cycles rapides d’identification et de renforcement du maillon le plus faible de la chaîne. Top

 

Viser haut

 

La TOC a été appliquée au secteur des soins de santé, comme l’explique l’auteur de Pride and Joy5, un ouvrage didactique de gestion rédigé sous forme de roman. La TOC a donné des résultats marquants en permettant d’atteindre les trois objectifs suivants :

 

  • Améliorer rapidement la qualité et les délais de prestation des soins dans l’ensemble du système de santé.
  • Améliorer la performance budgétaire du système.
  • Éviter d’épuiser le personnel ou de prendre des risques imprudents.

 

Pour réussir la mise en œuvre de la TOC dans le domaine des soins de santé, l’intervention doit avoir pour objectif primaire l’amélioration du flux des patients. Les cliniciens et les membres du personnel ont besoin d’un mécanisme robuste de synchronisation des ressources qui permette de répondre à la question suivante : « Parmi tous les prochains patients que je pourrais traiter, lequel devrais-je traiter en premier afin d’améliorer le flux de tous les patients dans le système?» (c’est-à-dire une fois pris en charge les cas cliniques urgents). La synchronisation des ressources améliore considérablement le flux des patients dans le système et les soins sont dispensés plus rapidement. Top

 

En deuxième lieu, un processus ciblé d’amélioration continue visant à équilibrer le flux des patients est indispensable. Posez-vous la question suivante : « Parmi tous les aspects que je pourrais tenter d’améliorer, lequel aura la plus grande incidence sur la performance de l’ensemble du système? » Cette démarche est essentielle pour repérer et éliminer les causes sous-jacentes de délais dans le système, améliorer le flux des patients et soulager le personnel clinique du stress lié à la gestion des interruptions dans le soin de leurs patients. Libérer cette capacité offre de nouveaux choix stratégiques au système de santé.

 

Troisièmement, l’abolition des mesures de performance locales éliminera les comportements moins productifs. « Dites-moi comment je serai évalué, et je vous dirai comment je me comporterai. » Si vous continuez à évaluer les gens uniquement en fonction de leur partie du système, il ne faut pas vous étonner de voir s’éroder les liens entre les maillons de la chaîne. Remplacer certaines mesures de rendement par quelques objectifs bien définis, fondés sur le flux des patients, permet à la direction de comprendre et d’améliorer la performance du système dans son ensemble. Top

 

Mise en œuvre de la théorie des contraintes : centrée sur les patients, dirigée par les médecins

 

Toute percée dans le système de santé peut être jugée comme réussie si elle répond aux critères suivants : offrir une approche centrée sur les patients et dirigée par les cliniciens, axée à la fois sur l’amélioration de la qualité et sur la prestation des soins aux patients en temps opportun. Un temps de rétablissement prévu, estimé à partir de données cliniques, est établi pour chaque patient – non pas en fonction d’une moyenne nationale ou des meilleures pratiques, mais en fonction du temps cliniquement prévu de rétablissement de ce patient en particulier. Cette date peut servir à coordonner les activités de toutes les ressources et à éliminer l’optimisation locale. Tout retard dans les soins au patient est analysé pour cerner la combinaison tâche‒ressource qui cause le plus souvent le plus de délais pour le plus grand nombre de patients. C’est cette optique qui permet de garantir que des mesures considérables produisent des avantages immédiats et importants.

 

Le leadership de nos cliniciens est indispensable pour que cette approche demeure centrée sur le patient et soit viable. Les cliniciens de première ligne fournissent les soins et par conséquent il faut veiller à ce qu’ils interviennent pour diriger l’amélioration du système de santé. Cela relève du simple bon sens.Top

 

Références

1. Health expenditure per capita (current US$). Washington : Banque mondiale; 2014.  http://data.worldbank.org/indicator/SH.XPD.PCAP.

2.Health expenditure, total (% of GDP). Washington : Banque mondiale; 2014. http://data.worldbank.org/indicator/SH.XPD.TOTL.ZS.

3.Gawande A. The checklist manifesto: how to get things right. Londres : Profile Books; 2011.

4.Goldratt E. M. The goal: a process of ongoing improvement. Great Barrington (Mass.) : North River Press; 1984.

5.Knight A. Pride and joy. Aldbury : NSIK Partnership; 2014.

 

À propos des auteurs

Alex Knight est un conseiller en gestion, stratège, conférencier et orateur chevronné. Il est un éminent spécialiste de la théorie des contraintes. Il est l’auteur de Pride and Joy, un traité de gestion rédigé sous forme de roman, inspiré de 20 années de recherche sur les systèmes de santé et de services sociaux.

 

Ruth Vander Stelt est médecin de famille à temps plein, en milieu rural. Elle est la présidente sortante de l’Association médicale du Québec. Elle est actuellement inscrite au programme de maîtrise internationale de leadership en santé à l’Université McGill et elle applique la théorie des contraintes dans son milieu de pratique, dans l’ouest du Québec.

 

Adresser la correspondance à : ruthvanderstelt@storm.ca

 

The English version of this article appeared in Can J Physician Leadership 2015;Winter:20-3.

 

This article has been reviewed by a panel of physician leaders.

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Dans toute société, les soins de santé sont une nécessité fondamentale, mais ils ont un coût. Les dépenses totales de santé augmentent année après année, et le Canada affiche l’un des niveaux de dépenses par habitant les plus élevés au monde (Figure 1). Ainsi, les soins de santé représentent souvent un pourcentage important et croissant du produit intérieur brut (PIB) d’un pays (Figure 2). Cette croissance ne peut être attribuée simplement aux actions des dirigeants du système. Dans de nombreuses administrations, toutefois, il devient urgent de réaliser des percées rapides et durables pour améliorer la productivité, et d’énormes pressions incitent à la réduction des coûts, même dans les pays les plus prospères.